La Plantation Walker 

I

Depuis près d'un mois, le Royal Majestic traversait l'océan Atlantique transportant bétail, marchandises et passagers vers le Nouveau Monde. Il avait quitté Plymouth la veille du Nouvel An, par un après-midi particulièrement froid, à destination de la Nouvelle-Orléans. À bord, ils avaient tous un aller simple pour un voyage de six semaines ; leurs bagages étaient remplis de doutes, de peurs et d’espoir.

Parmi les nombreux passagers, il y avait la veuve Mary Audrey Clifford et sa fille Celia, âgée d’à peine dix-huit ans. Les deux femmes étaient accompagnées de Thomas Parker. C’était l’ami d’enfance de Celia et lui aussi avait dix-huit ans. Son père lui avait donné une modeste somme d’argent pour qu’il puisse commencer sa carrière de banquier dans la nouvelle filiale de la Southwest Bank of England à St Francisville, une ville située à seulement quelques heures de carrosse de la Nouvelle-Orléans.

Comme beaucoup d'autres jeunes hommes ambitieux de son époque, Thomas comptait faire fortune en quelques mois dans le Nouveau Monde afin de retourner au plus vite dans son Hertfordshire natal en Angleterre, où il rêvait de mener une vie aisée. Au cours des longues semaines de voyage, il avait peaufiné les détails de son plan pour s'enrichir en exploitant les besoins de croissance économique de la classe moyenne d'origine anglaise vivant à St Francisville, tout en jurant de ne jamais faire affaire avec ces « esclavagistes planteurs de coton ». 

Thomas détestait les Américains parce qu'ils avaient trahi la couronne britannique avec leurs idées folles d'indépendance et parce que, selon lui, ils n'avaient pas le sens du style, les manières et le raffinement des Anglais. De plus, l'Angleterre s'était déjà émancipée du joug de l'esclavage depuis presque trente ans, là où le sud des États-Unis en souffrait encore. Pour Thomas, c’était bien la preuve de l’infériorité, de la débilité et de la barbarie de ces « sauvages rebelles ».

En cette froide soirée de début février, peu de passagers se promenaient sur le pont du navire. 

Dans une salle à manger semi-déserte, Celia et Thomas jouaient aux cartes sous l’œil attentif de Mme Clifford. Elle veillait à ne jamais les laisser seuls, pour des raisons évidentes d’étiquette. Les babillages incessants de Thomas le pétulant, rythmés par ses élucubrations patriotiques chargées de ressentiments et de préjugés envers les Américains, ennuyaient Celia la rêveuse plus que d’habitude. En réalité, par politesse, elle n’avait jamais osé dire à Thomas combien elle trouvait ses discours monotones et maladroits.

Ce dernier passait ses journées à se féliciter de la facilité avec laquelle il roulerait tous ces Américains de pacotille. En effet, il était convaincu de gagner en moins d’un an le double de la fortune de n’importe quel marchand d’esclaves grâce à son intelligence remarquable et à son sens inné des affaires.

« À ton tour, Celia, tu dois tirer », s'exclama-t-il, la tirant de ses pensées.

Celia lança les dés sur le plateau. Une main malheureuse.

« Tu as perdu, ma chère ! » lança triomphalement Thomas en montrant ses cartes. 

Celia révéla son jeu nonchalamment. Son esprit était ailleurs.

« Tu gagnes toujours, Thomas » intervint Mme Clifford, assise dans un fauteuil juste à côté d’eux. 

Bien que concentrée sur sa broderie, elle avait suivi toute la partie depuis le début. Elle ne jouait jamais parce qu'elle disait que pour une dame de son âge, les jeux de cartes étaient inconvenants. Mais pour Celia, la raison était toute autre : sa mère n’aimait pas perdre. En effet, au jeu, elle n’était ni chanceuse ni rusée.

« Mon Henry non plus ne pouvait jouer aussi bien au poker et parler politique en même temps » dit Mme Clifford en souriant.

À ces mots, Celia bondit sur ses pieds. Le visage tout rouge et les poings serrés, elle prit rapidement congé en prétextant qu'elle était fatiguée.

 Thomas était abasourdi. Lui qui était déjà prêt à relancer une partie de cartes, il fut surpris par la décision soudaine de son amie, le laissant seul avec sa mère. 

Celia fondit en larmes dans sa cabine, à l’abri des regards. Elle prit le tableau de son père et le regarda, en sanglotant. Elle se demandait comment sa mère avait pu faire son deuil aussi vite car pour elle le chemin semblait encore long. Après quelques minutes d’un silence chargé de réflexion et de contemplation, ses mains tremblantes reposèrent le précieux objet sur la table de nuit. Celia ferma les yeux et, immédiatement, des images de son cher Hertfordshire natal et de ses landes ensoleillées lui apparurent. Un endroit rempli de souvenirs heureux avec son père, tout cela avant que ce dernier ne meure du typhus, l’année précédente. Parfois, sa mère apparaissait aussi dans ces souvenirs. Elle était jeune, belle, rieuse et pleine de vie, un peu comme maintenant, si l’on occulte les quelques kilos et rides en plus.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, le plafond lugubre de sa cabine la ramena à sa dure réalité : cette petite maison de campagne isolée et cachée au milieu des collines faisait à présent partie de son passé, qui semblait enterré à jamais.

« Celia », sa mère fit irruption dans la pièce, « va tout de suite t’excuser auprès de Thomas ! Ça ne se fait pas de prendre congé de façon aussi grossière, comme tu viens de le faire. 

- Mère, dans la vie, il y a des choses plus importantes que l’étiquette, répondit-elle en soupirant.

- Absolument pas ! Pour nous, les Anglais, rien n’est plus important que l’étiquette. Maintenant, va saluer Thomas comme il sied à une jeune femme de ton âge, puis reviens ici. »

Celia grogna, mais obéit, consciente qu'elle n'aurait pas la paix tant qu'elle n'aurait pas fait ce que sa mère lui demandait. Cette femme était à cheval sur les bonnes manières. Pour elle, c’était le moyen le plus rapide de trouver un bon parti. 

Après la mort de son mari, Mary Audrey vendit la maison où sa fille était née et où elle avait grandi. Elle fit de même pour les meubles et la plupart de leurs biens et décida soudainement de déménager en Amérique, où vivait déjà depuis plus de vingt ans sa sœur Elizabeth, que tout le monde appelait Betty. S'estimant encore trop jeune et trop belle pour rester veuve à vie, Mme Clifford avait bien l’intention de se remarier sans tarder en espérant avoir plus de chance dans le Nouveau Monde. Il lui fallait quelqu’un qui ne soit pas au courant des dettes laissées par son mari qui avait dû cesser de travailler, atteint du typhus. Elle se voyait déjà en train de papoter lors des cercles littéraires féminins et les ventes de charité, admirée de tous pour son statut de veuve anglaise séduisante et raffinée.

Alors qu'elle se promenait sur le pont du navire pour s'excuser auprès de Thomas, Celia regardait les vagues de l'océan s'écraser sur la poupe provoquant un bruit assourdissant ; ce paysage accidenté et monotone était son compagnon depuis quatre semaines. Il jurait avec les images qu’elle avait encore en tête de sa chère terre natale, ce petit coin de paradis verdoyant et tranquille d’où elle avait été arrachée soudainement et sans son consentement, à cause d’un caprice de sa mère.

Heureusement, une partie de son enfance avait décidé d'embarquer avec elle dans cette aventure : Thomas avait toujours été son meilleur ami, le frère qu'elle n'avait jamais eu, et malgré ses innombrables défauts, l’arrogance en premier, Celia y était très attachée. Elle fut ravie d’apprendre qu’il viendrait lui aussi à St Francisville pour quelque temps, même s’il avait l’intention de rentrer en Angleterre après avoir gagné assez d’argent.

La chaîne en fer, attachée au mât du navire, flottait au vent. Son bruit métallique tira Celia de ses pensées pour lui remettre en tête l’image des esclaves enchaînés, forcés de travailler dans les champs. Un tableau désolant qu’elle verrait bientôt en Louisiane. 

Celia avait lu dans les journaux anglais qu'en Amérique, comme en Angleterre il y a de ça trente ans, les familles d'esclaves étaient séparées : les enfants étaient arrachés à leur mère, les hommes étaient vendus au même prix que les animaux, et les plus vieux ainsi que les plus jeunes étaient obligés de travailler dans les plantations sans aucune pitié, au son du fouet. La valeur d'une personne était attribuée selon sa capacité physique à accomplir des tâches ingrates et selon sa docilité, comme s'il s'agissait d'une bête de somme.

N'ayant jamais vu une telle chose de ses propres yeux, Celia se demandait constamment comment elle réagirait face à une telle cruauté. Comment les esclavagistes pouvaient-ils fouetter et torturer d'autres êtres humains pendant la journée et dormir tranquillement la nuit ? Et comment les femmes pouvaient-elles accepter que leurs maris soient si impitoyables?

Mais ce n'était pas sa seule inquiétude : Celia se demandait aussi comment elle et sa mère gagneraient leur vie dans le Nouveau Monde et comment elles passeraient leurs journées chez tante Betty. 

Le poids de ces pensées était tel qu'elle avait parfois l'impression que sa tête allait éclater. Pour éviter cela, elle essayait de se distraire en jouant aux cartes avec Thomas, en se plongeant dans les aventures d’un roman ou en se promenant sur le pont du bateau où elle observait les allées et venues des passagers tout en imaginant leur vie.

La dernière partie de la traversée sembla passer plus lentement que la première. Peu à peu, les nuages qui avaient accompagné la quasi-totalité du voyage firent place à un ciel plus ensoleillé. C’est à l’aube du onze février 1832 que la vigie réveilla tous les passagers d’une voix tonitruante : « Terre ! Terre !»

Celia se leva d'un bond, enfila rapidement une robe de chambre et ouvrit la porte, oubliant les bonnes manières et la pudeur que sa mère tentait de lui inculquer depuis toujours. Elle courut vers le pont et un large sourire se dessina sur son visage lorsqu’elle la vit enfin : l’Amérique.

 

 

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